Dai Ali

Mahta Riazi

Je ne peux pas penser à toi sans penser aux aéroports. L’arrivée à 4h du matin. Ton visage derrière le grand mur de verre, attendant patiemment que nous récupérions nos valises. Toujours impeccablement habillé pour nous rencontrer. Une main dans la poche de tes pantalons rayés. Gros bouquet de fleurs dans l’autre. Ton parfum du pain frais et de cigarettes.

Le chagrin est un drôle de chose. Je ne sais pas comment faire ton deuil quand la perte de toi vient parmi tant de perte. Le monde n’est rien que la perte en ce moment et je me demande si cela veut dire que tu te sentais moins seul en le quittant. Toi, qui étais toujours seul. Toi, avec la grande table de salle à manger et une seule chaise au bout. Un oreiller simple sur ton lit énorme. Seulement ton propre désordre à ranger.

Je regarde l’enterrement sur zoom. Behesht-e Zahra. Deux cents corps couvert de la tête aux pieds en noir, ignorant les règles de distance sociale, des amis et la famille trébuchant les uns sur les autres, essayant de toucher une dernière fois tes membres enveloppés de tissu froid. L’image du visage pixélisé de ma tante à mi- cri se fige sur l’écran. Je suis immobile, stagnant. Mon visage, sec et coupable.

Comment pleurer un corps parmi tant d’autres? Comment comprendre une injustice personnelle lorsque le monde n’est rien d’autre que l’injustice et la douleur et les fins et les fins et la violence et les fins? Je suis désolé. Tu mérites plus que mon silence.

J’ai appris hier que tu parlais aux moineaux à zagoon. Que chaque week-end, sans le dire à personne, tu conduisais jusqu’à la maison du village de notre famille et remplissais la mangeoire à oiseaux. J’ai entendu dire que parfois, ils volaient directement sur ta paume tendue. Que tu leur parlerais de ta journée et chanterais d’une voix craquée qui résonnerait à travers les montagnes. C’est Morteza Agha, le jardinier, qui nous a finalement dit cela. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai pleuré. Parmi toutes les manières dont tu étais solitaire, rien ne semblait aussi solitaire que parler avec les moineaux de zagoon. J’ai pleuré parce que, de toutes les façons dont j’ai vu ta force et ta solidité, et ton immobilité, j’aurais aimé voir ta douceur. J’aurais aimé savoir à quoi ressemblait ta douceur. 

Dans l’Islam, nous lavons le corps dans les 24 heures suivant la mort. Je me demande s’ils ont trouvé où la dépression est entrée et quand. Je me demande s’il y a eu une blessure de sortie.

Près d’un demi-million de personnes sont décédées des suites du coronavirus. Des forces de police violentes attaquent tous les jours des manifestants pacifiques alors qu’ils font rage contre encore une autre vie noire innocente perdue aux mains de ceux qui sont censés nous protéger. Au Nouveau-Brunswick, une femme autochtone demande de l’aide en santé mentale et finit par mourir, encore une fois, aux mains des policiers. Jeff Bezos s’enrichit chaque jour. Les travailleurs migrants tombent malades sans aucune protection de l’état. Parmi tout cela, tu es parti et je ne sais pas comment donner sens à cela. Quelque chose à la fois si grand et si petit.

Mais aujourd’hui, je pense aux moineaux. Je pense à un monde où je te suis jusqu’au balcon et pose ma main sur la tienne. Un monde où nous avons peur et sommes vulnérables ensemble et où nous n’avons pas à être des montagnes ou des piliers ou des troncs d’arbres mais juste nous-mêmes, dans toute notre douceur. Un monde où nous devenons les fleuves.

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  • Salut Mahta, ta belle mémoire m’a touchée. C’est vrai qu’il y a des personnes qui cachent leur vulnérabilité et qu’on apprend comment les aimer seulement après qu’elles soient parties. Quelle chance que le jardinier a raconté cette histoire. Même si l’image de ton proche parlant aux oiseaux semble triste, ce rend ta compréhension de ton proche plus complet. Et c’est un rappel à nous de ne pas cacher nôtre vulnérabilité des ceux qui nous aiment. Merci Mahta.

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